Travail sur soi : et si on changeait de paradigme ?

L’impératif d’entreprendre un travail sur soi est de plus en plus fréquent. Qu’implique exactement l’idée même d’un « travail sur soi » ? Ne faudrait-il pas en redéfinir la finalité et les moyens, pour parvenir enfin à se libérer, se développer, et s’affirmer vraiment ? N’est-il pas temps d’assumer la nécessité d’entreprendre un travail de soi ?

           Une des préoccupations fréquentes à l’heure actuelle est pour chacun de parvenir à « accomplir un travail sur soi », tout particulièrement dans le monde professionnel, mais aussi de plus en plus dans le monde personnel. A cette préoccupation légitime répond dans son ensemble l’univers (la galaxie ?) du développement personnel : psychologie cognitive et comportementale, programmation neuro-linguistique (PNL), méditation, hypnothérapie, visualisation, life-coaching, sophrologie, EFT, pensée positive, art thérapie, relooking… et nombre d’autres courants participent à cela, chacun avec sa vision de ce qui importe, du premier pas nécessaire, etc. Tous se mobilisent largement pour inviter tout un chacun à progresser dans sa gestion des émotions, dans ses capacités relationnelles, dans le développement de son potentiel… et toutes ces approches renvoient les unes aux autres, les différentes approches étant réputées, en principe, complémentaires.

Pour autant, se pose-t-on la question de ce qu’on entreprend réellement dans un « travail sur soi » ?

Le travail sur soi : une impossible posture d’extériorité à soi.

En effet, dans l’expression « travail sur soi », l’essentiel n’est ni dans « travail », ni dans « soi »[1], car ce qui est important dans l’expression, c’est l’innocente préposition « sur ». Que désigne-t-elle ?

Un aperçu au Larousse permet immédiatement de se renseigner : ainsi, « sur » marque : la position supérieure ; la situation à la surface de quelque chose ; le point d’application ou de destination ; la localisation ; la direction ; l’ensemble d’où on prélève quelque chose, par rapport auquel on évalue ; la deuxième dimension ; la supériorité ; l’élément de référence ; le point considéré, la question examinée ; l’instrument, le moyen utilisé; la manière d’être ou d’agir ; et enfin la répétition, l’accumulation.[2]

Dans tous les cas, on voit une extériorité dans la relation exprimée, entre ce qui est « sur » et ce qui est « sous », entre ce qui travaille et ce qui est travaillé, etc.[3] De là une série de problèmes : quand je travaille sur un projet, je ne suis pas le projet. De l’un à l’autre existe une distance. Qu’en est-il dans le cas du travail sur soi ? Qui travaille quoi ? Est-ce une partie de moi-même qui travaille sur une autre ? Alors, laquelle ? et avec quels instruments, quels outils ? si je n’est pas moi, que suis-je, qui suis-je ? et de cette partie de moi qui travaille sur l’autre, qu’est-ce qui justifie la préséance ? et qu’est-ce qui me garantit qu’elle ne devrait pas, elle aussi, faire l’objet d’un travail ?

Ces questions permettent de douter de la légitimité du concept. Aussi, soyons sérieux, le travail sur soi n’est simplement pas possible, en ce qu’il renvoie systématiquement dans le cercle infernal du dédoublement de soi, soit dans une posture intenable.

 Une dualité fondamentale entre un apprenant et un sachant : hétérogénéité et hétéronomie.

On peut, ceci dit, toujours le prendre comme l’expression générique désignant toute tentative pour devenir meilleur. Pour autant, les mots ont un sens, les réalités qu’ils désignent sont identifiables, et sont ainsi rassemblées sous un même concept car elles possèdent des caractéristiques communes.

Ainsi, au niveau des pratiques censées permettre un « travail sur soi », on peut affirmer qu’elles reposent toutes, à un degré ou un autre, sur la dualité entre un apprenant et un sachant, reflétant ainsi fidèlement le sens de notre préposition « sur ». Travailler sur soi, tel que mis en œuvre ordinairement, c’est en effet recourir à une extériorité que par nature nous devons découvrir, que nous ne connaissons pas, et pour laquelle il nous faut un maître : pensée orientale (plus ou moins comprise), psychothérapies largement influencées par la psychanalyse (des process inconscients sont à l’œuvre, absolument impossibles à conscientiser), modèles psychologiques tenus pour « la » réalité, etc. Par ailleurs, chaque tenant d’une école de développement personnel saura vous recommander qui tel maître à penser, qui tel ouvrage indépassable, qui telle technique indispensable, qui telle hygiène primordiale.

Ce que cela signifie, c’est, pour paraphraser un agent du FBI bien connu, que la vérité est ailleurs qu’en soi-même. Quand bien même c’est sa propre vérité qu’on vise. Autant dire que de là, tout est possible. Travaillant sur soi, tout un chacun peut se retrouver embarqué à s’efforcer de se conformer à un modèle totalement étranger à lui-même.

Thérapies et développement personnel : est-on malade de vivre ? Avons-nous besoin d’un guide ? Ne sommes-nous pas les meilleurs spécialistes de notre vie ?

 Ce contre quoi, précisément, se battent les philosophes depuis les Cyniques jusqu’aux existentialistes en passant par Descartes ou plus encore Spinoza. Pour mémoire, Kant désigne par hétéronomie – le contraire de l’autonomie – le fait pour une volonté de se déterminer en fonction de principes extérieurs à elle-même. Ce que proposent justement toutes les écoles de développement personnel invitant à faire un travail sur soi : tantôt pour mieux gérer ses émotions, tantôt pour booster sa qualité de vie, tantôt pour avoir confiance en soi, le plus souvent sous l’angle d’une thérapie[4]. Non que ces objectifs ne puissent être légitimes en eux-mêmes ; les questions qui se posent sont toujours les mêmes : qui les pose, au nom de quoi, pour quoi ? Et l’approche thérapeutique devrait aussi poser question : est-on malade de vivre ?

Or, que cherche-t-on à faire lorsqu’on « travaille sur soi » ? Une telle démarche est entreprise dans le but louable de mieux vivre (gagner en contrôle sur sa vie, de gagner en sérénité, de prendre du recul, de laisser s’épanouir ses talents, etc.). Dans l’ensemble, on pourrait voir ici l’un des avatars de la volonté de puissance, du conatus, plus modestement une légitime aspiration à la connaissance de soi en vue de l’affirmation de soi.

 Si on partait réellement de soi pour mieux se connaître, se développer, et s’affirmer ?

                Puisque tel est l’objectif, pourquoi chercher ailleurs ce dont nous disposons naturellement ? Quitte à se connaître pour mieux s’affirmer, pourquoi trouver cette connaissance dans des modèles extérieurs ? Quand on découvre qu’on est un INTP, se connaît-on mieux soi-même ou connaît-on mieux le modèle MBTI ?

                Nous possédons en nous-mêmes les ressources pour parvenir à atteindre cet objectif. Ainsi, tout un chacun développe naturellement la musculature adaptée à son activité. Plus qu’adaptée, strictement correspondante. Tout simplement parce que les muscles se fortifient au fur et à mesure de leur utilisation. Un coach sportif pourra certes accompagner celui qui désire aller plus loin – pour autant, il n’a nulle légitimité à fixer lui-même l’objectif. L’important est que chacun peut, de lui-même, travailler à son propre développement musculaire.

                De la même manière, nous disposons en nous-mêmes de toutes les ressources nécessaires pour développer notre esprit : entendement, logos, raison, bon sens… quel que soit le nom qu’on lui donne, à l’évidence, tout homme dispose d’une fonction cognitive puissante, qui ne demande, comme la musculature, qu’à se développer par l’usage, comme le note Spinoza dans le Traité de la Réforme de l’Entendement :

« Il en est de cela tout de même que des instruments matériels (…) Pour forger le fer en effet, on a besoin d’un marteau et pour avoir un marteau il faut le faire ; pour cela d’autres instruments sont nécessaires et, pour avoir ces instruments, d’autres encore et ainsi de suite à l’infini (…) les hommes ont pu, avec les instruments naturels, venir à bout, bien qu’avec peine et imparfaitement, de certaines besognes très faciles. Les ayant achevées, ils en ont exécuté de plus difficiles avec une peine moindre et plus parfaitement et, allant ainsi par degrés des travaux les plus simples aux instruments, de ces instruments à d’autres travaux et d’autres instruments, par un progrès constant, ils sont parvenus enfin à exécuter tant d’ouvrages et de si difficiles avec très peu de peine.

De même l’entendement avec sa puissance native, se façonne des instruments intellectuels par lesquels il accroît ses forces pour accomplir d’autres œuvres intellectuelles ; de ces dernières il tire d’autres instruments, c’est-à-dire le pouvoir de pousser plus loin sa recherche, et il continue ainsi à progresser jusqu’à ce qu’il soit parvenu au faîte de la sagesse[5]. »

Nul besoin d’aller chercher en dehors de ce que nous disposons nativement pour perfectionner ce dont nous disposons : nous nous suffisons à nous-mêmes sous cet aspect. Le plus surprenant, le plus intéressant, c’est que contrairement à ce qu’on pourrait imaginer quand on entend le mot « raison », la raison permet aussi bien de connaître le monde qui nous entoure que nous-mêmes, y compris dans nos aspects les moins rationnels : ainsi des émotions. Nous pouvons, grâce à la raison même, nommer nos émotions, en comprendre l’origine, les mettre à distance, les travailler… plus encore, la raison elle-même se déploie selon des modalités émotionnelles : il existe une expérience (dans un sens fort) de la pensée, comme le remarque John Dewey[6], qui est certes intellectuelle, mais aussi émotionnelle. La joie accompagne également la pensée bien menée, qui s’affirme, se déploie, se renforce, dans le mouvement par lequel elle prend conscience de sa puissance. La tristesse habite toute pensée qui ne parvient pas à son but.

En entreprenant un travail de moi, je suis à la fois le donneur d’ordre, le prestataire, le matériau, l’outil et le but.

                A partir de là, il est possible de conclure que, cherchant en moi-même les moyens de me développer (au premier rang desquels l’exercice de ma rationalité), je découvre aussi le moyen de déterminer mes propres objectifs, en me défaisant de toute détermination induite et/ou inconsciente extérieure (la raison en moi). Non seulement je parviens par cela à mieux me connaître pour mieux m’affirmer, mais encore je le fais en toute autonomie, et dans la communauté des hommes – la raison est un outil qui rassemble, et qui tire profit de son commerce avec les autres. Pour atteindre des sommets, elle ne demande qu’à rencontrer son égal pour en faire son partenaire. Aussi, un coach lucide et conscient de sa posture, tout comme un praticien philosophe authentique, sera-t-il ce partenaire rigoureux, respectueux de cette autonomie, et désireux avant tout de se développer en même temps, et dans le même mouvement, que vous-même.

Ainsi, lorsque je cherche à me développer, la médiation de l’autre ne doit pas me détourner de l’essentiel : je peux être tout à la fois le donneur d’ordre, le prestataire, le matériau, l’outil et le but. Que je me tourne vers les travaux du corps ou vers ceux de l’esprit, ma raison ne demande qu’à s’exercer au service de l’uni-totalité que je suis. C’est pourquoi, quel que soit l’aspect que l’on cherche à développer, ce sera non par un hypothétique « travail sur soi », mais bien par un travail… de soi : la philosophie, comme le coaching professionnel lorsqu’il s’inscrit bien dans son modèle socratique, peuvent constituer des voies privilégiées pour entreprendre ce travail.


[1] Encore que, nommer « travail » ce que les anciens appelaient « contemplation » en dit long sur une certaine vision du monde à l’œuvre ici, et nous pourrions aussi légitimement interroger la présomption qu’il y a à tenir pour réglée la question du « Soi » (nous accepterons de considérer qu’il s’agit là de ce que le sens courant désigne).

[3] Le sens qui parait visé par l’expression « travail sur soi » est celui marquant la question examinée. Et en effet, je pourrais entreprendre un travail à propos de moi-même, ou au sujet de moi. On pourrait aussi envisager de l’entendre comme travail vers soi, ayant alors en tête de désigner une direction. Les deux sens posent toutefois le même problème, même si le second peut sembler très séduisant aux adeptes du développement personnel, je n’en doute pas.

[4] Voir le site : https://gestalt.fr/gestalt-therapie/ qui témoigne fort éloquemment de cela. Quel sujet sain a besoin d’une thérapie, surtout pour « Devenir acteur de sa vie et révéler ainsi le potentiel de ses ressources, forces et qualités, qui est présent en chacun de nous est un des objectifs de la Gestalt-Thérapie. » ?

[5] Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, trad. Ch. Appuhn

[6] John Dewey, Art as experience.