Que peut la philosophie pour l’entreprise ?

S’il est un concept répandu aujourd’hui, c’est bien celui d’entreprise libérée. Pas une semaine ne passe sans qu’un article, ou une publication, ne s’en empare. Et si le secret de la réussite de ces entreprises ne tenait pas tant à une hypothétique libération – celle qui est vue, perçue par les observateurs – qu’à la prise en compte d’une dimension plus profonde, à savoir la mise en oeuvre d’une démarche proprement philosophique dans ces entreprises ? En ignorant cette dimension, celui qui voudrait adopter ce modèle risquerait bien alors de se fourvoyer, en omettant une étape fondamentale.

Philosophie et entreprise : quel rapport?

La philosophie paraît éloignée de la réalité de l’entreprise, caractérisée en principe par la place quasi exclusive accordée à l’agir, qu’il s’agisse de production, de management, de relation client. Process contre concepts, pourrait-on dire. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, l’action humaine ne peut se passer de réflexion. C’est même ce qui caractérise toute activité humaine, et particulièrement le travail. On en aura pour preuve les difficultés qu’il y a à vivre durablement un travail dont on ne comprend pas le sens et qui ne fait appel qu’à la répétition d’un geste dénué de signification globale. Qui voudra objecter qu’aucun chef d’entreprise, aucun entrepreneur, aucun manager n’a jusque-là attendu le philosophe providentiel pour réfléchir aurait, bien évidemment, raison. Le point n’est pas tant sur le fait de réfléchir que sur la manière de le faire. Or, la manière philosophique n’est pas la manière habituelle de penser – sans quoi, la philosophie n’existerait même pas en tant que telle : tout le monde serait philosophe, le rêve de Platon serait réalisé – en mieux – et je pourrais consacrer mon week-end à mon potager. Quelle est donc cette manière de penser, que peut-elle pour l’entreprise ?

Raison dogmatique et vérité scientifique

Un essai volumineux pourrait être consacré à la question. Faisons-nous donc grâce d’une telle dépense d’énergie pour resserrer rapidement la question. Des mutations nombreuses ont eu lieu dans la civilisation occidentale depuis quelques siècles, tout particulièrement dans le domaine de la science : des penseurs comme Bacon, Descartes, ont élaboré une nouvelle posture pour la raison, qui de dogmatique et destinée à la défense de principes connus et reconnus (notamment religieux, et « scientifiques » sous l’inspiration de l’aristotélisme scolastique), s’est trouvée investie d’un rôle et d’une autonomie nouveaux : découvrir (et c’est ce mot qui a le plus d’importance) les principes de la nature pour permettre aux hommes de s’en rendre « maîtres et possesseurs ». Ce développement, qu’on pourrait qualifier de libéral, a porté la formidable révolution scientifique dont nous profitons encore. Ce qui a rendu possible cette révolution, c’est essentiellement l’abandon d’une posture dogmatique (il n’existe qu’une vérité, révélée tant qu’à faire) pour une posture où la vérité devient un horizon à atteindre, et non plus quelque chose que l’on possède définitivement. D’où l’épistémologie de Karl Popper[1], centrée sur la falsifiabilité des théories scientifiques (est dit « vrai », ou plutôt vraisemblable, ce qui a jusque-là résisté aux tests) et sur la démarche hypothético-déductive. La raison, de gardienne du temple, devient garante des procédures, ce qui peut faire dire à John Dewey que « la science naturelle, en raison de son propre développement, est contrainte d’abandonner tout postulat fixiste et de reconnaître que ce qui passe pour universel est, de son point de vue, processus.[2] »

Et la philosophie, dans l’affaire ?

La raison telle qu’elle est mise en œuvre en science est donc une raison ouverte, critique, en évolution permanente. Ce qui était « vrai » hier peut être « faux » aujourd’hui. La rationalité scientifique telle qu’elle peut ainsi être définie, nourrit évidemment la philosophie, tout comme c’est la philosophie qui l’a rendue possible. On peut penser au criticisme kantien, qui rabat les prétentions de la raison à connaître ce qui échappe à l’expérience. Car c’est bien là le nœud de l’affaire : la raison telle qu’elle est mise en œuvre en sciences, et par contrecoup en philosophie, entretient un rapport plus qu’étroit avec l’expérience, dont le modèle est l’expérimentation scientifique. Il est, en principe, exclu de raisonner uniquement dans le vide de concepts creux et sans lien avec l’expérience, dans le seul but de défendre une idéologie, par exemple. Ce principe est majeur dans les disciplines scientifiques. Il est à l’œuvre aussi en philosophie, quand elle questionne les autres domaines du savoir. Par contre, et nous ne pouvons ici que reprendre à notre compte le constat de J. Dewey[3], il en va tout autrement en ce qui concerne le domaine des affaires humaines en général : morale, politique, éducation, et, puisque c’est ce qui nous intéresse, organisation des entreprises.

Les caractéristiques de la vie scientifique.

Les caractéristiques (idéales) de la vie scientifique, et de la rationalité qui soutient cette attitude particulière, sont très différentes de celles qui régissent notre vie en général. La première d’entre elles consiste dans la constitution d’une communauté : les chercheurs travaillent ensemble, en réseau(x) – revues, colloques, séminaires. La seconde caractéristique est la liberté de parole, et de pensée, qui a cours dans cette communauté, et qui s’exprime concrètement par une hiérarchie très lâche, fondée sur l’autorité (que confère la compétence reconnue) des acteurs. La troisième, et certainement la plus importante, est qu’aucune « vérité », c’est-à-dire aucune théorie, n’est au-dessus du questionnement : elle n’est acceptée que tant que personne, selon des protocoles d’enquête spécifiques (dont l’élaboration correspond aux mêmes caractéristiques), ne l’a remise en question. La quatrième de ces caractéristiques, qui découle des précédentes, est celle de l’invention : il s’agit d’un domaine où le ressort est celui de la découverte, du mouvement. Les « vérités » d’aujourd’hui annulent et remplacent celles d’hier, pour être à leur tour remplacées demain.

La rationalité qui accompagne cette vie scientifique est résolument tournée vers l’avenir, dominée par un sens pratique éminent. Les vieilles distinctions entre la théorie et la pratique, la raison et l’expérience, l’idéal et le réel, n’ont plus lieu d’être : la raison n’est pas séparée de la vie. Elle abandonne le caractère fixiste qu’on a pu voir parfois en elle, et qu’elle a pu de fait avoir. Elle ne justifie pas le passé, elle découvre à la fois les théories, et les conditions concrètes qui permettent de les découvrir. C’est une raison qui va au bout d’elle-même, au bout du processus qu’elle organise : hypothèse – épreuve des faits – décision. Enfin, elle ne craint pas l’erreur, qui acquiert une valeur positive : aucune vérité n’étant définitive, toute théorie est en fait une erreur qui s’ignore, ce qui ne diminue pas sa valeur intrinsèque d’étape sur le chemin d’une meilleure compréhension du monde.

La rationalité refondée au service du management.

La rationalité ainsi redéfinie peut et doit advenir à tous les niveaux de la vie sociale : Etat, collectivités, associations, entreprises. Dans ce « doit », il ne faut pas voir un devoir moral. Il s’agit simplement de la réponse que nous dicte le réel face aux contradictions qu’il y a à vivre dans un monde que nous comprenons et sur lequel nous agissons selon les modalités décrites plus haut, tout en y vivant de manière archaïque – c’est-à-dire selon des manières de faire stéréotypées, non soumises à l’épreuve des faits, héritées de situations historiques n’ayant plus cours.

Dans la complexité organisationnelle des entreprises, cette rationalité peut être mise en œuvre en premier chef au niveau de l’exercice du pouvoir, du management au sens large. Concrètement, les conséquences de cette refondation sont nombreuses, et parfois, fort heureusement, aperçues par des dirigeants qui s’efforcent d’apporter un souffle nouveau à leur entreprise. Les entreprises dites libérées sont un bon exemple de cela. Pour autant, conformément à ce que cette rationalité impose, elles ne sauraient constituer des modèles à prendre tels quels, des recettes. Car la véritable difficulté consiste bien à inventer, pour soi, les conditions concrètes dans lesquelles peuvent s’élaborer des processus inédits : le rapport à l’expérience conditionne en effet l’exercice de la raison, qui lui-même conditionne en retour l’expérience, et inversement. Or, chaque individu, et à plus forte chaque organisation, vit des expériences singulières, qui diffèrent systématiquement, de façon profonde ou marginale, de celles vécues par d’autres individus ou organisations, même similaires. Que faire, dès lors ?

Mieux que l’entreprise libérée : l’entreprise philosophe.

Il est primordial dans un premier temps de libérer la pensée, et la parole, de chacun. Une structure rigide, où personne n’ose dire ce qu’il pense, est condamnée d’avance à ne pas tirer parti des formidables opportunités que permet cette rationalité bien comprise. Les expériences nouvelles proposées doivent pouvoir être tentées sans crainte : l’erreur est une étape dans le chemin de la connaissance. Il ne s’agit pas, pour autant, de tenter n’importe quoi ; c’est là qu’intervient la communauté des collaborateurs, qui élabore les conditions possibles de l’expérience, sans chercher refuge dans les process du passé (on fait ainsi parce qu’on l’a toujours fait).

C’est à ce stade que la philosophie peut légitimement s’inviter dans l’entreprise : créer concrètement les conditions d’exercice de la rationalité, questionner les valeurs, les process, les habitudes managériales, pour permettre de révéler les traits particuliers de chaque entreprise, de faire émerger une attitude inventive, résolument tournée vers l’avenir, capable de l’agilité nécessaire, en respectant fondamentalement l’unicité de chaque organisation, et loin de toute grille de lecture préconçue. Alors, mieux que l’entreprise libérée, l’entreprise philosophe : celle qui crée d’elle-même les conditions de sa réussite, par sa capacité à s’affranchir de ses propres entraves, règles ou normes imposées de l’extérieur ou par le poids de l’habitude, par sa capacité à organiser un aller-retour fructueux entre son expérience et son intelligence collective. Celle qui, aujourd’hui, est en mesure de penser demain, en toute liberté.

  • [1] K.R. Popper, N. Thyssen-Rutten, P. Devaux, et J. Monod, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 2007
  • [2] J. Dewey, R. Rorty, et P. Di Mascio, Reconstruction en philosophie, Paris, Gallimard, 2014, p. 31
  • [3] Ibid., p. 45